Technicien hors pair, Billy Sheehan fut régulièrement surnommé le « Van Halen » de la basse. Si techniquement la comparaison est loin d’être fausse, il serait dommage et réducteur de ne retenir que le jeu époustouflant de l’intéressé. Billy Sheehan est un grand travailleur, mais aussi un amoureux de la musique au sens large du terme. Une grande et longue histoire d’amour qui se retrouve dans le second album de The Winery Dogs, « Hot Streak ». Propos recueillis par Olivier Ducruix - Photo : © Jamel Toppin
La promotion de l’album en France devait se faire vite. À cette époque, le trio, composé de Billy Sheehan (basse), Mike Portnoy (batterie) et Richie Kotzen (chant et guitare), préparait activement une imminente tournée américaine. Du coup, le groupe ne pouvait venir en Europe pour rencontrer la presse. L’interview s’est donc faite par Skype, ce qui n’est pas mal non plus puisque le bassiste répondra en direct de son studio où l’on devine une flopée d’instruments derrière lui (des basses, mais pas que), du matos pour enregistrer et un chat noir qui viendra de temps à autre perturber gentiment l’interview. Assis dans un fauteuil, sa Yamaha Attitude Signature calée sur ses genoux, Billy Sheehan est fin prêt à répondre à nos questions. Et à envoyer du son dès qu’il le peut. Magnéto…
Comment s’est fait ta rencontre avec l’instrument ? Tu sais, je ne sais pas lire la musique et je ne suis pas vraiment un grand spécialiste des gammes… J’ai, pour ainsi dire, appris par moi-même à jouer de cet instrument. J’avais un voisin prénommé Paul, un peu plus âgé que moi. C’était un super bassiste. C’est grâce à lui que j’ai commencé la basse. Cette rencontre s’est faite au milieu des années 60, une période fantastique où la musique explosait complètement. Des dizaines de groupes, bien plus même, émergeaient dans le monde. Le premier bassiste qui m’a réellement marqué fut Paul Samwell-Smith des Yarbirds, un groupe que j’adore vraiment. Bien sûr, je ne peux que citer Paul McCartney qui fut une immense influence pour moi.
Dans certaines interviews, tu parles d’un concert de Jimi Hendrix qui a changé ta vie. Pourquoi tout a basculé pour toi après cette fameuse prestation ? Avant ça, je n’avais jamais vu ce genre de performance. C’est sans doute difficile pour les gens aujourd’hui de comprendre ce que Hendrix pouvait représenter sur scène. À l’époque, personne ne jouait comme lui, personne n’avait ce genre de look. Hendrix, c’est le réel début de ce que la musique est devenue aujourd’hui. Les artistes devenaient des icônes, comme les Beatles d’ailleurs, mais Hendrix était encore au-dessus pour moi. Quand je l’ai vu sur scène, j’ai compris qu’il n’avait aucune limite quand il jouait, autant en live que dans la composition pure. Il a ouvert tellement de portes. Tout semblait possible après coup. Le lendemain, alors que j’étais à l’école, c’est là que je me suis dit que dorénavant plus rien ne serait pareil (rires) ! Changer les choses, c’est ça la force de la musique, combattre le racisme… Je me suis toujours demandé comment on peut être raciste et aimer la musique… Parce qu’elle rassemble les musiciens de toutes les couleurs, de cultures différentes… Mais oui, ce concert de Jimi Hendrix a totalement changé ma vie.
C’était le premier concert auquel tu assistais ? Oui… Enfin, le premier concert rock pour être précis. Auparavant, j’avais vu Bobby Darin sur scène (chanteur, auteur, compositeur et acteur très populaire outre-Atlantique dans les années 50 et 60. Ndr), mais cela s’apparentait plus à un show qu’à un véritable concert.
Le second album de The Winery Dogs semble un brin plus diversifié que le premier. Comment expliques-tu cela, du moins si tu es d’accord avec cette analyse ? Cela n’est pas faux… Entre les deux disques, nous avons donné une bonne centaine de concerts. Nous avons grandi en tant que groupe, nous avons appris à mieux nous connaître en passant des mois et des mois sur la route, dans un tour bus, à voyager ensemble, à partager les mêmes hôtels. C’est important que cela se passe bien dans tous ces moments parce que, si cela n’avait pas été le cas, la musique aurait souffert de ça. Le fait que nous ayons appris à mieux nous connaître a sans doute été le paramètre le plus important pour la composition de ce nouvel album. Après tous ces instants passés ensemble, nous nous sommes réunis dans une même pièce et nous avons commencé à jouer (ce que fait également Billy en balançant devant la webcam quelques lignes de basses issues du second opus, celles de Hot Streak et d’Oblivion. Magique ! Ndr). Notre manière de composer est très instinctive, on ne planifie rien à l’avance, et la seule différence entre les deux disques est que nous sommes devenus encore plus proches après tous ces mois passés ensemble. Quand Mike est venu nous rejoindre à Los Angeles, nous avons mangé quelques burritos dans la cuisine de Richie, sans jamais évoquer ce que nous allions faire pour le second album, puis nous sommes partis faire de la musique. C’est ça que j’aime, quand c’est naturel, spontané.
La spontanéité est une chose. La redite en est une autre et une bonne discussion peut éviter de tomber dans ce genre de travers, non ? La redite ne me fait pas peur. Tu sais, des idées, j’en ai plein en stock ! Avant de faire cette interview avec toi, j’ai passé une bonne heure et demi dans mon studio (il prend sa webcam pour faire un rapide tour de l’endroit. Ndr). Tu vois, il y a même mon chat qui m’accompagne… en dormant sur la table de mixage (rires) ! Je fais ça quotidiennement, donc j’ai toujours plein d’idées et je ne suis pas le seul. Mike est un batteur très créatif, tout autant que Richie. Alors quand nous sommes réunis tous les trois, nous ne sommes vraiment pas à court d’idées.
Et quand l’inspiration ne vient pas, que fais-tu ? Et bien oui, cela peut arriver. Dans ce cas, je travaille ma technique en apprenant quelque chose que je ne connais pas. Et, très souvent, juste en bossant de cette manière, cela m’amène vers une idée que je transforme en plan. Ce sera mon conseil du jour : si vous n’avez pas d’idée de composition en tête, travaillez votre instrument et vous verrez que, au bout d’un moment, vous trouverez obligatoirement une ligne de basse pour un futur morceau !
Quand vous avez commencé à jouer tous les trois ensemble sous le nom de The Winery Dogs, on vous a très souvent collé l’étiquette de « super groupe ». C’est le genre de label qui a tendance à t’agacer ? Oh non, ça ne m’agace pas ! Nous sommes juste un groupe composé de trois gars qui ont décidé de faire de la musique ensemble. Crois-tu que nous nous sommes dit en montant The Winery Dogs : « allez, faisons un super groupe ensemble (rires) ! » Plus sérieusement, je peux le comprendre, mais je suis sûr qu’avec ce second album, les gens auront une autre vision de The Winery Dogs. Il y a beaucoup de musiciens talentueux et connus qui décident de monter un projet. Ils sortent un disque et après, on n’entend plus parler du groupe. Pour moi, ce n’est pas un comportement honnête vis-à-vis du public. Par ce que, quand un groupe se sépare sans raisons valables, cela brise le cœur des fans les plus assidus. Je me souviens que, quand David Bowie avait décidé de mettre fin aux Spiders From Mars (la formation qui accompagnait le personnage de Ziggy Stardust. Ndr), cela m’avait complètement bouleversé (rires) ! Je connais Mike et Richie depuis des années, nous passons beaucoup de temps ensemble, je veux dire en dehors du groupe, surtout Richie et moi, car Mike n’habite pas là où nous sommes. Mais nous le travaillons au corps pour qu’il déménage à Los Angeles. Pour le persuader, on lui a dit qu’il faisait tout le temps beau ici (rires) ! En tout cas, je te remercie. Si tu trouves que nous sommes un super groupe, c’est un super compliment !
Disons que le terme super groupe fait surtout référence à vos CV respectifs bien remplis et qui forcent le respect. L’expérience de chacun acquise au fil du temps a dû sacrément vous aider en studio, non ? Oui, bien sûr. D’abord, elle nous a permis de produire nous-mêmes l’album. Chacun de nous a participé à tellement de disques que nous ne nous sommes pas trop posé la question quant à faire appel à un producteur extérieur. Cette expérience nous a également permis de ne pas tergiverser pendant l’enregistrement. Juste pour enregistrer la base des morceaux, c’est-à-dire sans les arrangements et les parties vocales, cela nous a pris 6 ou 7 jours. En deux semaines et demie, l’album était mis en boîte. Il y a un truc qui me dépasse… Quand tu es sur scène, tu passes 4 minutes pour jouer un titre. Pourquoi devrais-tu passer une semaine sur le même titre en studio (rires) ? Bien sûr, tu dois être perfectionniste, mais tu dois aussi garder cette spontanéité dont je parlais auparavant. Et puis, la scène reste le jugement final. Si tu enregistres un morceau sur lequel tu as passé des jours entiers à l’arranger, il n’est pas sûr et certain que tu puisses le rejouer ou le maîtriser en concert.
Quand on te voit jouer en live, on sent que tu vis à 100% chaque note, ce qui ne t’empêche pas de balancer régulièrement des lignes de basses assez complexes. Comment décrirais-tu ton jeu ? J’essaye d’être toujours très proche du jeu de la batterie. Je suis tellement passionné par les batteurs que je suis abonné à un magazine sur le sujet (rire) ! Juste pour savoir ce qui se fait question évolution du matériel. J’essaye d’être synchronisé du mieux possible avec la partie batterie, même si ma ligne de basse est plus complexe. De toute manière, il n’y a pas de secret. Un bon batteur, ou un bon bassiste, c’est pareil, doit être en place, même s’il joue le même morceau pendant une heure. Tu vois, juste à côté de moi, j’ai toujours mon métronome. Je conseille à tous d’utiliser cet objet en jouant exactement une ligne de basse qui pose problème et en faisant attention à bien écouter la mise en place. C’est la base même du travail rythmique. Si tu es en place avec le métronome, tu le seras avec le batteur. Et si c’est le cas, alors tu peux enrichir ta ligne de basse petit à petit. Je suis également très attentif aux parties vocales. La basse et le chant ont une relation très spéciale… Certains grands bassistes sont aussi d’excellents chanteurs : Paul McCartney, Geddy Lee, Dug Pinnick, Phil Lynott, Sting… Chanter et jouer de la basse en même temps est un exercice très spécial, difficile à expliquer… Quand tu vois ce qu’arrive à faire Esperanza Spalding, mon Dieu, quelle aisance et quel génie !
Tu as joué avec des batteurs tous aussi talentueux les uns que les autres, avec des univers très différents : Dennis Chambers, Pat Torpey, Gregg Bissonette, Terry Bozzio, Steve Smith et bien sûr, Mike Portnoy. Essayes-tu de garder ton propre style ou es-tu plutôt le genre de bassiste qui va s’adapter à la façon de jouer du batteur ? Je vais m’adapter à son jeu, mais cela ne m’empêche pas de garder mon propre style. Ce n’est pas incompatible car ce sont, pour moi, deux choses différentes. Chaque batteur a une manière bien particulière de jouer. Certains vont suivre le tempo à la lettre, d’autres vont jouer un peu devant quand d’autres vont jouer au fond du temps, ce qui est le cas de Dennis Chambers. Jouer avec lui a d’ailleurs changé beaucoup de choses dans mon approche de la basse… Il est juste incroyable. À chaque fois que j’ai joué avec lui, je devais me contrôler pour faire corps avec sa partie. Je souhaite à tous les bassistes d’avoir la chance de jouer avec Dennis, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie ! Mike a un jeu plus rock, plus excité. Il me pousse à le suivre, mais j’aime ça aussi ! Il faut entrer dans la tête du batteur, comprendre ce qu’il va faire… Oui, c’est ça, il faut anticiper.
Tu as également joué avec un nombre conséquent de musiciens pour des projets divers et variés. Quel est celui qui t’a demandé le plus de travail ? Si c’est en studio, je dirai le groupe avec Dennis Chambers, Niacin. Beaucoup des morceaux ont été écrits aux claviers (John Novello est le clavier de ce trio qui sonne très jazz rock. Ndr), ce qui m’a poussé à avoir une approche complètement différente de mon jeu de basse. Quand je joue dans une formation plus classique, basse/batterie/guitare, j’ai mes repères. Là, c’est un peu perturbant. Je me souviens d’une ligne de basse, celle de Elbow Grease (il joue la partie… Un véritable déluge de notes ! Ndr). Elle avait été composée avec un séquenceur MIDI. C’était donc très saccadé… et très rapide ! Mais j’aime ce genre de challenge, c’est ce qui me fait progresser.
Et sur « Hot Streak », as-tu galéré sur certains titres ? Les titres qui m’ont demandé le plus de travail sont Spiral et, surtout, Oblivion. Cela risque d’être chaud en concert (rires) ! Mais attention, je ne suis pas du genre à me défiler quand j’enregistre. Même si l’ingénieur du son me propose de recommencer telle partie, je refuse et préfère enregistrer ma ligne de basse de la première jusqu’à la dernière note. Comme si j’étais sur scène. Peut-être que c’est juste dans ma tête… Mais si je peux faire une prise en une fois, j’ai l’impression que c’est beaucoup mieux pour le résultat final.
Parlons un peu matériel. Tu es donc toujours fidèle à Yamaha ? Oui, et ma basse signature en est aujourd’hui à sa troisième version, avec quelques changements. Je suis tellement heureux de cette relation avec la marque. Heureux et fier aussi car je me rends compte régulièrement que des bassistes venant de tous les horizons jouent avec cette basse. J’aime le fait qu’elle ait deux entrées. Cela donne la possibilité de jouer sur deux amplis différents et donc d’avoir deux types de son bien distincts. J’entends souvent dire que les utilisateurs aiment ce modèle à cause du micro en position manche. Il a un rendu sonore proche des micros utilisés sur les Höfner ou sur les Gibson EB-0. Le micro en position chevalet est pas mal non plus, mais des retours que j’ai pu avoir, c’est celui en position manche qui semble faire la différence. Sincèrement, je suis très heureux de pouvoir jouer sur ce modèle Signature et ce depuis… 30 ans, je crois bien ! Tu sais, je ne suis pas payé pour jouer sur cette basse. Ok, je touche un petit quelque chose car j’ai participé au design du corps. Mais, crois-moi, je ne suis pas plus riche pour autant (rires) !
Tu joues sur un prototype ? Non, la basse que tu vois (il montre l’instrument à la caméra. Ndr) est un modèle d’usine. J’ai toujours joué sur des modèles produits en usine. Celle-ci n’est pas la Yamaha Attitude Limited III car elle est restée dans ma voiture pour une session photo que je devais faire avec. Je pense que c’est important d’être honnête quand tu es endorsé par une marque. Je n’ai rien à cacher et l’instrument que j’utilise est le même que celui que tout le monde peut trouver dans les magasins.
Tu es également très proche de la marque EBS… C’est exact. La pédale de Drive faite avec ma signature est une totale réussite, le second plus grand succès commercial de la société depuis qu’elle existe. Elle fonctionne pour beaucoup de styles, pas seulement pour le rock. Parfois, un bassiste peut avoir besoin de juste un petit peu plus de gain pour faire un solo ou souligner une partie bien précise. Mais elle peut aussi développer un son beaucoup plus dur.
Donc, on peut imaginer aisément que tes rapports avec Hartke sont aussi excellents qu’avec les deux marques précitées, non ? Ah oui, Hartke, c’est aussi une belle histoire ! Pendant longtemps, j’ai joué sur des baffles de la série AK. J’aimais beaucoup le son dégagé par ces enceintes, mais j’ai opté aujourd’hui pour la série HyDrive, beaucoup plus facile à trouver quand tu es amené à tourner dans le monde entier. Il y a deux ans, lors d’un concert en Indonésie, j’ai été quelque peu obligé d’utiliser un baffle HyDrive. Bon, autant être franc, j’étais un peu chiffonné (rires) ! J’ai fait le concert et j’ai réellement aimé le son. Depuis, j’utilise cette série. J’ai laissé tomber les 4x10’’, je n’utilise plus que des baffles équipés avec des HP 15’’.
Pour finir, quels sont les aspects de la musique qui aujourd’hui te motivent encore et toujours ? C’est le travail de l’instrument… Et apprendre, surtout. J’ai un dictionnaire de la musique ici, dans mon studio. Chaque matin, je m’assois dans ce canapé (qu’il montre avec sa webcam. Ndr) pour le lire. Et, dès que je ne comprends pas quelque chose, ou qu’une information titille ma curiosité, je fais des recherches. Si cela parle d’une technique que je ne connais pas ou ne maîtrise pas, je vais la bosser jusqu’à ce que je l’ai assimilée. Récemment, j’ai bossé une pièce jouée par un violoniste classique que je trouvais extraordinaire. Et même si je ne sais pas lire la musique, qu’importe ! J’écoute et ensuite, je tente de le reproduire (il joue le morceau dont il parle). Je suis un grand fan de Debussy, de Ravel… Tu sais, le plus beau moment quand je m’entraîne, même avec des exercices basiques, c’est quand je sens que j’ai progressé. Tu ne peux pas savoir combien cela me rend heureux !